Au milieu des années 70, la Ducati 900 SS était la moto la plus rapide de son temps. La plus radicale aussi. La plus excitante également. Une extase égoïste, la selle à dosseret de la SS n’offrant qu’une seule place…
Il y avait toujours foule pour assister aux longs préliminaires de démarrage d’une 900 SS. Son pilote devait titiller soigneusement les cuves des Dell’Orto jusqu’à ce que l’odeur de l’essence dégoulinante vienne chatouiller les narines des spectateurs silencieux et respectueux. Enrouler les gaz à fond puis retour, chercher la compression, mettre le contact et enfin d’un puissant coup de kick, réveiller le tonnerre mécanique qui sommeillait au sein des deux épais cylindres. S’il l’a loupait, il fallait tout recommencer à partir de la case départ avec, au fur et à mesure, de moins en moins d’énergie dans le jarret droit car il en fallait pour faire palpiter les deux grosses gamelles opposées.
Enfin, la 900 SS explosait dans un lent staccato faisant vibrer le sol aux alentours en appréhendant un tremblement de terre force 5 ou 6 sur l’échelle de Richter. Aux sons syncopés des pistons se joignaient la succion vorace des carburateurs et le grognement plaintif des arbres et des pignons, qui laissaient imaginer qu’un moteur Ducati comptait davantage de pièces en mouvement qu’un autre. Ce qui n’était pas faux (soupapes desmodromiques). C’était merveilleusement déplaisant à entendre et à la fois désagréablement beau.
Drogue dure
Un léger coup de main sur le cylindre vertical pour tâter de la chaleur ambiante et son pilote était prêt à prendre son envol. Un coup de sélecteur en haut, lié à une grimace née de l’effort de sa main gauche sur le levier d’embrayage appuyé par un léger bond en avant de la bête vibrante entre ses genoux, marquait le chant du départ. A condition qu’il soit face à la piste, je veux dire à la…route. Sinon, c’était un nombre ahurissant d’allers et de retours décalés seulement de quelques centimètres. Victime d’une absence totale de rayon de braquage, la 900 SS était impossible à bouger. Couché dessus, son pilote la manœuvrait du bout du bout des pieds à cause de la position du guidon à bracelets, de la longueur du réservoir et des commandes reculées. Le menton relevé pour tenter d’apercevoir quelque chose, dans le tonnerre lâché par les Conti coniques, il s’envolait en laissant les spectateurs médusés.
Etroite et aérodynamique, la 900 SS était la moto la plus rapide de son temps croisant à près de 230km/h. Elle ridiculisait toutes les Japonaises et aussi quelques vieilles Anglaises de cette époque. D’abord, ses 70/75ch annoncés étaient vrais et ensuite présents dès 3.500tr/min où ils arrachaient les bras de son conducteur. C’était une petite moto du moins à l’échelle d’aujourd’hui, très légère (180 kilos) et pourtant lourde à piloter (trop de chasse) et nantie d’une formidable tenue de route due à l’excellente rigidité de son cadre, de son empattement long et de l’efficacité de sa suspension (fourche Marzocchi) qui faisait dans le genre ferme-ferme. Rajoutez un freinage exceptionnel pour son temps à triple disque pincé par des étriers Brembo. Elle revendiquait sur la route une rigueur que beaucoup de motos de piste n’offraient pas. Elle virait sur un rail en extirpant son pilote élevé à la dure au sortir du virage dans une poussée brutale et sans fin. Aucune moto de cette époque ne pouvait montrer ses échappements à une 900 SS qui devint, en peu de temps, une icône et surtout sut le rester.
La naissance d’une légende
Tout avait commencé en 1971 où la marque italienne n’allait pas fort, victime de la mévente de ses monos très concurrencés par les Japonaises plus aguichantes. Le succès des grosses cylindrées inauguré par la Honda et Kawasaki 750 incita la firme de Bologne à se lancer dans cette aventure. Pour réduire les frais d’étude, son ingénieur en chef, le grand Fabio Taglioni partit d’un 4 cylindres en V 1200 resté à l’état de prototype (V4 Apollo) dont il ne conserva que deux cylindres qui se retrouvèrent en L. Une disposition originale à 90 degrés qui autorisait un meilleur refroidissement, un centre de gravité abaissé et un bloc étroit. Ce twin de 750cc délivrant une cinquantaine de chevaux fut monté dans un châssis très rigide (dessiné par Colin Seeley) qui permit d’exploiter toute sa puissance. Vite jugée insuffisante au vu des qualités dynamiques de la partie cycle, elle donna le jour à une version GT poussée à 56ch.
En avril 1972, la victoire inespérée des Ducati réalisant un formidable doublé en 750 aux 200 milles d’Imola, firent une publicité d’enfer à ce modèle. Dans la foulée, la firme italienne dévoila une Imola Réplica poussée à 73ch développée par le département course qui fut épaulée par la 860 GT moins coûteuse à fabriquer. Ducati comprit que son succès passait par des motos d’exception. Une nouvelle 750 SS et surtout une 900 SS Desmo en furent extrapolées en 1975 ; cocktail sportif entre la vraie 750 SS produite à quelques centaines d’exemplaires et la 860 GT.
Fabriquée à seulement 5.100 exemplaires en six années de vie à cause de son prix de vente en conséquence et de sa radicalité, la 900 SS n’était pas une moto civilisée. Elle sera d’ailleurs contrainte de s’édulcorer au fil de son existence car elle aura de plus en plus de mal à répondre aux normes de bruit qu’elle contournera en sacrifiant au jeu des options (carburateurs de 40 contre 32, pots Conti). En 1978, la victoire de nouveau inespérée du revenant Mike Hailwood au TT, au guidon de cette version, attirera encore les honneurs sur ce modèle. Elle donnera naissance à une Mike Hailwood Réplica (MHR) qui fera les beaux jours de la marque jusqu’au milieu des années 80. Là, de nouveaux embarras financiers puis son rachat par Cagiva lié à une nouvelle génération de moteurs perpétueront la légende de Ducati et surtout des fascinantes 900 SS qui resteront les motos des années 70 les plus emblématiques de la marque.