Je rentre la béquille, le contact est mis, il ne me reste plus qu’à «envoyer». Mon sac attaché à la selle, je pars à l’aventure sur les reliefs, sur les routes sinueuses. Ce voyage à travers la Sicile va me porter de la mer aux montagnes, de village en village, de château en château. Un voyage dans l’histoire belle et féroce d’une terre brûlée par le soleil et dominée par le menaçant Etna, du haut de ses 3.310m.
Je me trouve à Sinagra, la grande porte d’entrée du Parc du Nebrodi. Je commence ma visite par la villa du baron Salleo, poète et artiste peintre, qui offre une vue sur les collines. La rivière Naso, cristalline, parcourt la vallée d’un vert riche, éternel. Le palais Salleo date du 17e siècle. Sur trois étages, on peut découvrir différents logements, des salons décorés de fresques, une vaste bibliothèque, la grande cuisine et ses fourneaux où les casseroles de cuivre n’ont pas bougé, un autel pour le culte… Ensuite vient le tour du parc à proprement parler.
Cet énorme patrimoine s’étend du bord de mer Tyrrhénienne jusqu’au pied de l’Etna. Sur ce territoire, 97 espèces d'oiseaux sont répertoriées. Aussi, un orchestre ne vous quitte jamais. Parmi les fleurs et genêts aux parfums envahissants, 70 espèces de papillons multicolores se posent devant moi. Sur le haut des parois inaccessibles de Del Crasto, à 1.315m, s’abrite une colonie de vautours ainsi qu’un aigle royal. Au-dessus de ma tête, sept «oiseaux chauves» tournent en cercle se laissant emporter par les courants d’air. Ces beaux géants ont une envergure d'environ trois mètres. Mauvais présage pour mon périple? Je ne le vois pas de la sorte.
Au sommet du Crasto la vue s’ouvre sur la grande bleue et sur les îles éoliennes Aliduci et Filicudi. Délaissant ma monture pour une courte balade, je pénètre dans la forêt de Mangalaviti jusqu’au lac Biviere, à 1.278m. Le reflet de l’Etna, blanc neige sur le lac, est si pur! Les heures défilent et je dois rentrer. Après quelques pas, je me retourne et jette un dernier coup d’œil. La nature est belle pour ceux qui prennent le temps de la regarder. La piste qui mène au lac peut se parcourir en enduro, en trail ou en scrambler.
Sur ma Harley, j’ai fait l’impasse. Sous la neige d’hiver, à cet endroit, le Parc du Nebrodi offre un spectacle d'une beauté et d'un charme exceptionnels. Silence absolu, temps suspendu… visiter ces montagnes à moto rend la vie éblouissante. Au propre comme au figuré car je pilote face au soleil. Et lorsque la lumière se reflète sur la chaussée, cela devient assez dangereux. Je n’ai pas pu distinguer le verglas à temps mais heureusement, ma chute s’est avérée sans gravité…
Centenaires
À six kilomètres de Montalbano Elicona, à 1.200m d’altitude, le vent murmure entre des rochers aux formes étranges. On raconte d’ailleurs beaucoup de légendes sur ces lieux étonnants! Ces œuvres sculptées par le vent représentent là un aigle, ici une femme qui prie les mains jointes. Les hommes essaient toujours de reconnaitre des formes et la transcription physique d’une légende. Dans un très lointain passé, des peuplades ont eu recours à des rituels pour divinités. Mais les seuls fantômes que vous rencontrerez sont un hibou brisant la nuit de son cri ou un porc-épic à la recherche de fruits sauvages.
Dispersés tout autour de ces rochers, des abris de pierre attirent mon attention. Ces constructions circulaires rugueuses aux anneaux qui rétrécissent progressivement en spirale vers le haut sont appelées les tholos. Je continue ma route et en deux coups de pistons, je traverse la forêt de Malabotta, une extraordinaire étendue de 80 hectares. Les arbres y sont souvent centenaires et dépassent les 30 mètres de haut. Je coupe le moteur. Le chant des oiseaux brise le silence. Le parfum des arbres, les sons de la forêt, la sensation qu’apporte le soleil filtrant au travers des feuilles sont autant de facteurs menant au calme et à l’apaisement.
Plus haut, à 1.275m d’altitude, Floresta, un village entouré des pâturages, fait face à l'Etna. Nous sommes à 30 minutes de route de la mer Ionienne. Une route tout en lacets, naturellement. En traversant le village, la bande sonore de ma 883 résonne contre les vieilles façades et les têtes se tournent. Dans ces moments, je pense à mon ami Giovanni, concessionnaire Harley-Davidson à Messine, qui m’a préparé ma moto aux petits oignons. Il faut une mécanique bien suivie pour parcourir la Sicile, sinon on se retrouve à pied, pendant des heures et heures, sous un soleil de plombs… ou exposé au froid d’une nuit à la belle étoile. Car souvent, j'étais incapable de me situer exactement.
Les petits magasins d’alimentations offrent une bonne sélection de fromages de la région comme le «provolone» du Nebrodi ainsi que de savoureuses charcuteries de porc. Élevés en liberté dans les bois, ces bestiaux se nourrissent de glands, de châtaignes et de fèves.
Labyrinthe
Je mets à présent le cap vers l'intérieur de l'île, vers les collines couvertes de forêts. Dans un temps lointain, les cerfs, les loups, les sangliers, les chevaux, couraient dans ces bois. L’homme respectait l'environnement en utilisant cet espace, vivant dans des grottes en famille. La brume apparaît comme dans un rêve où seuls les cols émergent de l’eau nébuleuse. À mes pieds, les vallées et la forêt s’évanouissent. Le manteau m’enveloppe lentement. Le long des champs, des maisons du 19e siècle sont abandonnées. La solitude hante les pierres. Les seuls habitants sont les hiboux et les merles.
Je continue sur la SS120. Accroché à une paroi rocheuse, voici Sperlinga et son impressionnant château normand de l’an 1100 dont les fondations sont à même le rocher! Je pénètre sous le château dans un labyrinthe de galeries. Les écuries, les oubliettes, les prisons, les citernes, une forge, les cuisines… tout est creusé à la main dans le rocher. Les premières grottes étaient utilisées par le peuple sicule, au 7e siècle avant J.-C.
Je me retrouve enfin à l’air libre sur la crête du rocher. Toute la surface est utilisée pour la récupération d’eau de pluie, via un système de canalisations qui dégringole jusqu’aux citernes, sous le château. Sperlinga est également connue dans le monde grâce au photographe Robert Capa. En effet, la photo symbole du débarquement en Sicile, où l'on voit un soldat américain accroupi et un berger sicilien qui lui indique la route, a été prise sur la plaine de la cité. Le vieux quartier de la ville était habité jusqu’aux années 50. Mais ses habitations sont en réalité des grottes d’une ou deux pièces qu’il est aujourd’hui possible de visiter. À l’intérieur, des fours à pain, des fourneaux et des citernes qui recueillent également l’eau de pluie.
Scrambler forever
La lampe du phare avant de ma Harley a encore grillé! Et pas besoin de vous dire que dans un tel environnement, rouler de nuit est très dangereux sans longue portée. Avec les nids-de- poule, les bosses, les déformations de la chaussée, c’est la chute assurée. Un atelier mécanique tenu par la famille Romano se trouve au pied de Sperlinga. Mario, qui s’occupe des motos, est un génie de la mécanique. Transformer, modifier, réparer… il est capable de tout. Mario, qui roule en Moto Guzzi Convert, est également président du club I Baroni de la Provincia de Enna, un club de 105 membres dynamiques.
Je profite de cette halte pour refaire le plein d'essence. Avec un réservoir 12,5 litres à peine, on aurait tôt fait de se laisser piéger en pleine montagne. D’ailleurs, cette faible autonomie se révèle un véritable handicap. J’ai très envie d’installer un plus gros réservoir afin d’abattre de plus importantes étapes. Mais me voici de nouveau sur mon cheval d’acier. J’évolue dans un monde de liberté, loin du stress quotidien corrosif qui nous mange peu à peu.
La SP54 est souvent fermée à la circulation en hiver pour cause de vents forts qui déracinent les arbres. Et quand la foudre ne s’y met pas aussi, ces vents transportent des pluies torrentielles, ce qui provoque des glissements de terrain. Devant mes yeux défilent encore montagnes et forêts quand cette citation de Luigi Capuana, critique littéraire sicilien, me vient à l’esprit: «Le paradis est ici-bas, alors que nous vivons et respirons».
Je passe la Portella Mandarini et la fraîcheur me surprend agréablement. Je m’amuse avec cette moto très maniable lorsqu’un chevreuil me coupe la route! Quel magnifique spécimen! Il fut aussi surpris que moi de cette furtive rencontre. Les arbres se font rares à présent. J’émerge de la forêt pour arriver à Piano Battaglia: 1.572m d’altitude.
Brusque changement de paysage que je contemple quelques instants. Le bleu du ciel envahit le col, le sommet est dénudé. Dans le silence du haut de la montagne, je domine la forêt. La SP54 est déformée, les racines des arbres soulèvent la chaussée, je dois faire preuve de vigilance sous peine de déclencher l’ABS. Sous l’effet de la pluie, la route peut se transformer en torrent. Les joints de dilatation des ponts se transforment en pièges, l'eau formant un canal!
En Sicile, les glissements de terrain donnent beaucoup de peine à la Protezione Civile Regionale pour libérer la route. Durant toute l’année, la montagne transporte des roches, de la terre et de la neige. Mais voyons le côté positif de la chose: ces routes peu confortables font le bonheur des motards qui aiment rouler en scramblers.